Alex Cameron, le chaman qui faisait danser la poussière

Petite histoire d’un jukebox perdu au milieu du bush australien. Chronique étrange de l’album « Jumping The Shark » d’Alex Cameron. 


Nothing in me was tired, so I did not sleep

Instead I waited in a bush

C’est un endroit inhospitalier, oublié des hommes, une vieille bâtisse croulante perdue au milieu du bush. Sous un soleil de plomb, quelques broussailles sèchent, des serpents paressent et de la poussière s’étend à perte de vue. Accroché à la façade avant, un panneau démembré annonce qu’à une certaine époque le bâtiment hébergeait un bar. Mais la vie a dû fondre dans cette fournaise et le lieu pue désormais la mort.

A l’intérieur, une pièce unique et exiguë, sombre comme la voix d’Ian Curtis. Tout y est oppressant : le silence qui bourdonne aux oreilles, la poussière qui recouvre tout, l’odeur qui attaque le nez et retourne l’estomac. Un lieu de retraite poisseux pour quelque diable en exil.

I spent some time making bird calls

But none responded out of fear

Quelques rais de lumières trouvent le courage de se frayer un chemin à travers la crasse opaque des fenêtres. Au centre de la pièce, une table vétuste. Affalée sur la seule chaise qui tient debout, une forme humaine gît, immobile, les bras ballants, la tête posée sur sa poitrine. Des verres vides et sales trônent fièrement sur la table. Des chaises renversées égayent le parquet sombre. Contre le mur du fond, on devine les contours d’un jukebox endormi. Rien ne bouge. Aucun son ne trouble ce tableau figé. Comment tu as atterri ici, tu ne t’en souviens plus.

We’re gonna get my show back, come on, we’re gonna get my show

Soudain, une lumière clignote dans l’obscurité. Un néon grésille. Le vieux jukebox, sentant ta présence, s’ébroue, sortant de sa sieste infinie. Le rouge, le bleu, le jaune, le rose tape-à-l’œil de la vieille machine teintent le lieu d’une vulgarité érotique. Électrisées par cette soudaine vie, des volutes de poussière se mettent à danser sensuellement à travers la pièce. Dans le ventre du jukebox, un disque se soulève, pivote sur lui-même, se pose sur la platine et se met à tourner. Une aiguille vient le rejoindre, s’insère dans ses sillons et glisse en ronronnant le long de ses courbes.

They say the kids don’t wanna see an old dog sing and dance

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Aux premières notes émanant de la machine, la statue prend vie sur sa chaise. Sa tête se redresse, doucement. Ses longs cheveux blonds gominés sont tirés vers l’arrière. Ses interminables bras se détachent de son corps et se déploient dans l’air moite. L’image d’une pie prenant son envol traverse ton esprit. Tout de noir vêtu, l’homme fixe son regard au fond de tes yeux et commence à battre des bras comme un possédé au rythme de la musique.

I used to be the number one entertainer, now I’m bumpkin with a knife

Il s’est mis à chanter. Sa voix est grave, sombre, intense. La musique traverse la pièce en boucles infinies, remuant la poussière teintée de néon sur son passage. Arabesques vivantes tournoyant autour de l’homme. Sa peau est livide, son visage marqué. Ses yeux noirs ne te quittent pas. Tu es hypnotisé par ce chaman dansant au milieu d’un nuage multicolore.

I got too much love stored in me,

I got a pain you’ll never know

You’ll never get my show

Il s’est levé. Son long corps raide et sec se plie au rythme de la musique. Il est élégant dans ses mouvements. Les mots qui résonnent dans la pièce s’assemblent, s’organisent, se regroupent, se gonflent de sens et se mêlent aux notes pour donner vie à des chansons. Tout en dansant, l’homme en noir est en train de raconter des histoires.

They’re gonna steal my show from me

they’re gonna steal my show

Parmi ces histoires, il y a celle de la fille la plus moche du bar qui laisse son enfant dans sa voiture pendant qu’elle se saoule. Il y a aussi celle d’une vieille star du showbiz tentant désespérément de ne pas être oubliée. Il y a encore celle d’un trader déchu de Hong Kong cherchant la rédemption dans les rues de Chinatown. Celle d’un autre homme, enfin, essayant coûte que coûte de lancer son business sur internet pour prendre enfin le contrôle de sa vie.

And I’m sat here thinking

I hate my god damn life

A chaque histoire, les personnages évoqués par le sorcier prennent forme dans le bar. La panique se lit dans leurs yeux. Le regard éberlué, la bouche en recherche d’oxygène, ces mirages de chairs et d’os semblent avoir été projetés sans avertissement au fond d’un abysse. Rapidement, ils sont assaillis par les courants de poussière qui parcourent la pièce. Ils se débattent, tentant tant bien que mal de résister à cet océan toxique. En vain, le plancton poisseux revenant chaque fois à la charge, en flots colorés de plus en plus denses, s’engouffrant dans leurs bouches, leurs yeux, leurs nez, les engloutissant dans un halo de lumière criarde. Ils hurlent, mais aucun son ne vient contrarier la musique. Imperturbable au cœur du cyclone, l’homme en noir continue de se mouvoir avec élégance, égrenant les mots qui commandent ce chaos.

And I’ll tell you all somethin’ bout flyin’

I never have to jump the shark

Just to get my show back

Soudain, le silence. L’aiguille a fini sa course et s’est retirée du sillon infernal. La machine clignote une dernière fois alors que le disque s’immobilise. Le rouge, le bleu, le jaune, le rose s’éteignent. Quelques rayons de soleil trouvent le courage de se frayer un chemin à travers la crasse opaque des fenêtres, éclairant une scène à nouveau inerte. Affalée sur la seule chaise qui tient debout, une forme humaine gît, immobile, les bras ballants, la tête posée sur sa poitrine. Des verres vides et sales trônent fièrement sur la table. Rien ne bouge. Aucun son ne vient donner vie à la scène. Comment tu as atterri ici, tu ne t’en souviens plus.


Discographie:

Jumping The Shark (2013) – Secretely Canadian

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